1943 : Qui a trahi JEAN MOULIN ? Le 25 septembre 1995, un vieillard s’éteignait dans son lit, terrassé par le cancer, à l’âge de 79 ans (il était né le 25 octobre 1913). Le fait aurait pu être banal si l’homme l’avait été. Hélas, pourrait-on dire, ce n’était pas le cas. Car celui dont nous n’irons pas pleurer la mort dormait maintenant d’un sommeil que ne viendraient plus troubler (si cela avait jamais été le cas) les crimes infâmes dont il s’était rendu coupable.
Cet homme qui mourait en prison s’appelait en effet Klaus Barbie. Il avait été le responsable de la Gestapo de Lyon à partir de novembre 1942 et avait notamment, à ce titre fait mourir sous la torture Jean Moulin, envoyé spécial du général De Gaulle en zone sud.
Ce n’est pourtant pas :
- des crimes de l’un (rendus publics par les témoignages effroyables des survivants lors du procès de 1995)
- ni de l’héroïsme de l’autre
- ni même encore (cela eut pourtant été fort intéressant) du recrutement dans les années 1950 de Barbie par le gouvernement américain comme « agent de renseignement appointé » (recrutement pour lequel le gouvernement US présenta à la mi-1983 des « regrets » officiels et tardifs)
dont nous parlerons cependant aujourd’hui.
Nous évoquerons plutôt les circonstances de la capture par la Gestapo, le 21 juin 1943, de celui qui est aujourd’hui le plus célèbre résistant français, Jean Moulin : des circonstances troubles qui ont donné lieu à d’innombrables débats, livres, empoignades et même des procès et où nous allons tenter, avec le recul de l’historien, de voir clair. Mais est-ce possible ?
Jean Moulin a-t-il été trahi ? Et si oui, par qui ? Dans ce type de guerre secrète où l’on ne sait jamais qui manipule, désinforme ou trahit réellement et, en l’espèce, plusieurs dizaines d’années plus tard, il est bien difficile de démêler le faux du vrai. C’est donc une occasion de revenir sur cet épisode passionnant et de se reporter dans le passé afin d’évoquer les heures sombres de l’histoire de l’Europe, quand des hommes livraient dans l’ombre un combat sans merci pour la liberté.
Remontons le fil de l’histoire, depuis le printemps 1943 jusqu’à nos jours.
En mars 1943, à Londres, le général De Gaulle nomme Jean Moulin « Commissaire national » : une sorte de ministre du gouvernement français en exil. Sa mission : unifier la Résistance sous l’autorité (évidemment) des Forces Françaises Libres du Général.
Car, en réalité, sur le territoire français, différents mouvements sont engagés de façon indépendante dans la lutte contre l’Occupant. Cette diversité résulte des options politiques des uns et des autres : le mouvement « Combat » (ultranationaliste de droite), par exemple, est réticent à l’autorité de De Gaulle et préfère négocier directement avec les Américains, les FTP sont d’obédience communiste, etc….
En clair, si, à la base, une forme d’entente règne entre les résistants, leurs responsables, en revanche, entretiennent des luttes « politiques » au sens large. Gaullistes, communistes, royalistes, indépendants se livrent entre eux une farouche lutte d’influence. C’est la face « sombre » de la Résistance, que, après coup, nombre de vétérans tentèrent de gommer au profit d’une version plus unifiée et héroïque mais que les historiens vont mettre à jour à partir des années 60.
Quelques semaines après la nomination de Moulin, l’imprudence de Henry Aubry, résistant appartenant au mouvement « Combat », permet à la Gestapo d’arrêter le général Charles Delestraint. C’est un coup dur pour la Résistance : Delestraint était le patron de l’ « Armée Secrète », organisation regroupant les formations paramilitaires de la Résistance. Il faut agir. De Gaulle donne l’ordre à Moulin de se rendre rapidement en France pour convoquer les responsables des principaux mouvements clandestins de la zone Sud et décider d’une unification devant déboucher sur une réorganisation des réseaux. Le nom de code de Moulin : Max (ou Rex, cela dépend).
Le rendez-vous est programmé par Moulin pour le 21 juin 1943. La réunion aura lieu à Caluire, dans la banlieue de Lyon, dans la villa d’un médecin, le docteur Dugoujon. Arrivés séparément, les hommes se retrouvent dans la maison. Il y a là, outre Jean Moulin et Bruno Larrat (envoyés par Londres, le second pour organiser les liaisons aériennes), Raymond Aubrac et André Lassagne (organisation « Libération-Sud »), Henry Aubry et René Hardy (envoyés par « Combat »), le colonel Schwartzfeld (du mouvement « France d’abord ») et le colonel Lacaze.
De tous les hommes présents, un seul n’a pas été convoqué directement par Moulin : René Hardy, un homme déjà arrêté puis relâché par Klaus Barbie, mais que « Combat » a, semble-t-il, envoyé là pour contrer l’autorité de Moulin, qui entend faire appliquer strictement les directives émanant de De Gaulle.
Avant le début effectif de la réunion, Klaus Barbie fait irruption avec la Gestapo : tout le monde est arrêté à l’exception de René Hardy qui s’échappe. Les prisonniers sont conduits à l’Ecole Militaire puis à la prison de Montluc. Barbie ignore au départ que Moulin est « Max », il le découvrira deux ou trois jours plus tard, grâce aux révélations de Aubry sous la torture. Moulin, interrogé, ne parle pas. Epuisé, il est expédié agonisant en déportation et mourra dans le train qui l’y emmène, le 9 juillet suivant. Le colonel Schwarztfeld et Bruno Larrat, déportés également, mourront dans les camps.
Avec la Libération (1944), les Alliés mettent la main sur de nombreux documents parmi lesquels le « rapport Flora » (archives de la Gestapo de Lyon) rédigé en juillet 1943 et où il est dit que René Hardy est un « V-Mann » : un résistant « retourné » ! L’information est confirmée par un autre rapport rédigé le 29 juin 1943 par Kaltenbrunner (un des accusés du procès de Nuremberg) sur la résistance française.
Hardy est immédiatement emprisonné et on fait le lien avec l’arrestation de Caluire. Il est inculpé mais se défend : oui, il avait bien été arrêté par Barbie mais, précisément, il avait sauvé sa peau en promettant aux nazis des renseignements qu’il ne leur a en réalité pas fournis. Il n’est pour rien dans l’affaire de Caluire et affirme que Barbie l’a fait probablement simplement « filer » à partir de 14 h 50. D’ailleurs, les nazis ne sont-ils pas connus pour truffer (ce qui est vrai) leurs archives de faux renseignements afin de discréditer des résistants si des fuites de leurs archives venaient à avoir lieu ?
A l’issue d’un procès devant la cour de Justice de la Seine, un non-lieu est prononcé et Hardy est jugé innocent (janvier 1947).
Mais les ennuis le poursuivent : il est de nouveau rejugé en 1950 par le Tribunal Militaire Permanent de la Seine. Pour y être condamné, il faut une majorité à deux voix. Le jury vote sa culpabilité, mais à une voix : Hardy est acquitté, il n’a cessé de clamer son innocence.
Pendant des années, les choses en restent là. Pour les contemporains comme pour les historiens, un doute sérieux pèse sur Hardy qui est rendu, directement ou indirectement, responsable de l’arrestation des Résistants au « rendez-vous de Caluire ».
Mais l’ouverture des archives change la donne. Au début des années 90, les historiens ont accès à celles du BCRA (le service « action » de la résistance gaulliste mise en place par le colonel Passy dès 1940), du SOE (même service, mais du gouvernement anglais, mis en place par Churchill) et de l’OSS (ancêtre de la CIA).
Pour l'historien Jacques Baynac, lui-même fils de résistant, (« Les secrets de l'affaire Jean Moulin ») et qui a consulté également des archives américaines (privées et publiques), britanniques, françaises (notamment de la DST), hongroises et suisses, Hardy est innocent.
Klaus Barbie connaissait déjà l'adresse et les abords de la réunion étaient surveillés depuis le matin. D’ailleurs, Barbie a surgi aussitôt après l'arrivée de Jean Moulin qui avait une demi-heure de retard, ce que personne ne pouvait prévoir : Barbie a donc attendu, pour agir, que tout le monde soit réuni, ce qui prouve que Jean Moulin était filé.
Comment Barbie avait-il eu vent de la réunion ? Pour Baynac, Barbie est mis au courant grâce à l’imprudence des services secrets américains qui, par l’intermédiaire de Frederic Brown, un agent secret, étaient porteurs en juin 1943 d'une offre d'aide directe à la résistance intérieure (par-dessus l’autorité de De Gaulle). Le 2 août 1943, Donovan, chef de l'OSS, écrit ainsi à Passy, chef du service secret gaulliste : « cela n'a pas été la faute des nôtres ». Naturellement, les Etats-Unis (qui recrutèrent Barbie à la fin de la guerre après l'avoir fait fuir l'Europe), choisirent par la suite de « charger » Hardy à bloc….
D’autres historiens, tels Pierre Péan, s’en tiennent à la thèse officielle : Barbie a suivi Hardy, que celui-ci ait été négligent (voire consentant) ou non. D’une manière générale, tout le monde s’accorde à penser que les frictions internes entre mouvements de résistance et, notamment, l’animosité de « Combat » à l’endroit de De Gaulle et de ses émissaires, sont à l’origine directe ou indirecte des fuites qui ont permis à Barbie d’appréhender Jean Moulin.
Mais un homme va plus loin encore. En 1983, l’avocat Jacques Vergès publie un livre intitulé « Pour en finir avec Ponce Pilate » dans lequel il avance que Jean Moulin aurait en réalité été livré par la Résistance elle-même et notamment par… Raymond Aubrac. Cette thèse diffamatoire ne s’appuie à l'époque sur aucune preuve concrète mais, fatalement, le doute est instillé.
Et puis arrive le 6 février 1983 : ce jour-là, après une longue procédure où les atermoiements boliviens ont progressivement cédé face à la pression du gouvernement français, Klaus Barbie, après avoir été déchu de sa nationalité bolivienne, est extradé vers la France pour y être jugé. A son arrivée, le lendemain, il est emprisonné à la prison de… Montluc !
Son procès va attendre quelques années, jusqu’en 1987 très exactement : l’homme fait partie d’une espèce en voie de disparition (les « chasseurs de nazis » Serge et Beate Klarsfeld n’en mettront plus d’autres à leur tableau). Il ne faut par ailleurs surtout pas manquer l’occasion d’instruire les jeunes générations et, accessoirement, de régler quelques comptes. Rassemblant une importante documentation et réunissant des dizaines de témoins oculaires, le procès de Barbie, c’est un cours d’histoire grandeur nature avec les acteurs concernés en chair et en os. Barbie est aussi un témoin « privilégié » d’une époque sur laquelle on attend des éclaircissements.
L’exaspération des témoins du procès devant la morgue de l'accusé sera à la mesure de la déception des historiens (et l'effarement des jeunes générations telle celle de votre serviteur qui, jour après jour, regardent le compte-rendu des débats).
Car Barbie n’a aucun regret, aucun remords, aucune compassion et ne montre aucun trouble : ni à l’énoncé de ses crimes, dont il nie mollement, et contre l’évidence, l’existence, ni à la vue de ses anciennes victimes qui viennent à la barre faire état de témoignages poignants dans un silence de plomb. Pire : il jette le trouble et le discrédit sur la Résistance au moment de l’évocation de l’affaire de Caluire. Il rédige en effet un « testament » inspiré de l’ouvrage de Jacques Vergès (son avocat au procès) où il corrobore la thèse selon laquelle le résistant Raymond Aubrac aurait livré Jean Moulin à la Gestapo. Sommé par la presse de s’expliquer, Aubrac passera donc en quelques jours du statut de témoin et de victime à celui de suspect. Un comble ! Mais, condamné d’avance à la perpétuité (puisque l’échafaud avait - hélas - été supprimé depuis six ans), ce criminel de la pire espèce n’avait plus rien à perdre.
Le 25 septembre 2002, Klaus Barbie passait l'arme à gauche - n'ayant (malheureusement ?) plus de compte à rendre ici-bas. Cela valait bien une chronique historique. Au final, le « rendez-vous de Caluire » reste encore mystérieux. Avec le recul, un certain nombre d’historiens penchent pour une solution nuancée et des responsabilités partagées : Barbie semble avoir eu vent de ce rendez-vous en raison des imprudences commises, sciemment ou non, par certains résistants ou services secrets étrangers. Des « fuites » consécutives aux querelles intestines entre les mouvements et les individus sur fond de querelles politiques :
la face sombre de la Résistance…