Révélations sur l'héritage du comte de Paris
En 1940, Henri d'Orléans, prétendant au trône de France, hérite de 400 millions de francs (près de 1 milliard de nos francs). En 1999, à sa mort, il ne laisse rien à ses enfants. Il voulait rester le dernier des Capétiens
Si je n'y veille pas, ils n'auront pas de pain!» gémissait Louis-Philippe quand la Chambre renâclait à voter les dotations de ses fils. «Ils n'auront que des miettes, ils devront travailler», se réjouissait, lui, le comte de Paris quelques mois avant sa mort, survenue le 19 juin dernier.
Alors que le dernier roi des Français s'était acharné, pendant quarante ans, à constituer l'une des toutes premières fortunes d'Europe, son arrière-arrière-petit-fils Henri mettra moitié moins de temps pour priver ses enfants des derniers éclats de cet héritage. Sitôt leur père décédé, quatre de ses enfants, Isabelle, Hélène, Jacques et Michel d'Orléans, avaient demandé que des scellés soient apposés aux deux derniers domiciles habités par le comte de Paris avec sa «gouvernante», Monique Friesz. Les avocats de la famille de France, Mes Baratelli et Baduel, ont alors dressé un constat lapidaire:«Aux Hespérides, à Levallois, il n'y avait plus rien, pas même les douilles électriques. A Cherisy, près de Dreux, dans la maison de Mme Friesz: six mouchoirs monogrammés et une paire de pantoufles. Où sont passés tous les objets précieux, d'une valeur de 14 millions, que le prince déclarait encore posséder en 1997?» Malgré la crainte du scandale public, malgré les semonces de leur aîné, Henri, nouveau comte de Paris, les quatre rebelles sont bien décidés à aller jusqu'au bout. Ils veulent savoir ce que sont devenus les propriétés, tableaux, meubles, bijoux, actions qui constituaient le patrimoine familial. Ils doivent se réunir début septembre chez leurs avocats pour demander la nomination d'un administrateur judiciaire, seul capable de démêler ce qui promet d'être un véritable casse-tête juridique.
Jacques, le plus extraverti des enfants d'Orléans, ne cache pas ses soupçons à l'encontre de la mystérieuse dernière compagne du prince. Monique Friesz a déjà riposté en accordant un interview au journal Oh là!, repoussant toutes les insinuations et menaçant même de produire, en cas d'ennui, un mystérieux cahier où «Monseigneur a écrit certaines choses que je pourrais utiliser contre ceux de ses enfants qui voudraient me poursuivre». Une menace qui fait hausser les épaules de Jacques d'Orléans. Des petits secrets, et après? Voilà près de vingt ans que la «famille royale» se déchire sous les yeux d'un petit peuple goguenard et d'une presse avide: marchandages et étripages ne sont-ils pas, depuis mille ans, les mamelles de la tribu capétienne?
Depuis 1975, date à laquelle Mme Friesz entre au service du comte de Paris, épouse et enfants constatent avec affolement que le patrimoine familial, déjà bien entamé par des années de vie luxueuse, s'évapore au fil des mois. A tel point que, en 1986, révoltés de voir partir chez Sotheby's le mobilier de leur chère résidence d'été de la Quinta, au Portugal, les enfants poussent leur mère à demander une séparation de biens et la mise sous scellés des deux garde-meubles de la famille à Amboise et Dreux. L'initiative bloque la vente, mais la comtesse n'osera pas aller jusqu'au bout et restera sous le régime de la communauté. En 1993, le comte de Paris fait une nouvelle tentative pour brader les 400 lots de la Quinta. Les enfants l'assignent en justice, arguant qu'il s'agit là de souvenirs de famille dont il ne peut être que le dépositaire, non le propriétaire. Ils gagnent en première instance, perdent en appel. Les «souvenirs de famille» partent à l'encan en 1996, sous l'oeil navré de Chantal, venue en personne racheter quelques bribes du passé, la mémoire des Orléans.
Quand, en 1940, le jeune comte de Paris hérita de son père, Jean de Guise, quelque 400 millions de francs de l'époque, avait-il bien conscience de ce que représentait cet opulent patrimoine? La fortune des Orléans, c'est un roman épique, une histoire de moeurs, la folle aventure des cadets de la famille royale: ceux qui sont assis sur les marches du trône, toujours suspects de le guigner. Trois siècles de souffrance, de ruse, de patience pour une éclatante revanche. Depuis Gaston, frère de Louis XIII, jusqu'à Louis-Philippe, en passant par Monsieur, frère de Louis XIV, et le Régent, c'est une pluie d'or et d'humiliations qui s'abat sur les Orléans. Pour les écraser, la branche régnante n'hésitera pas à les émasculer - Monsieur sera habillé en fille et fardé dès son plus jeune âge - à les infantiliser, à leur interdire une carrière militaire. On ira même jusqu'à les abâtardir: trois générations d'Orléans épouseront, contraints et forcés, les descendants illégitimes de Louis XIV... En contrepartie, pour les calmer, on les couvrira d'or. Aux cadets, l'apanage d'Orléans, la perle du domaine royal, qui comprend les duchés d'Orléans, de Valois, de Chartres, des comtés, des seigneuries, des domaines dans toute la France. Aux cadets, les gros héritages, les pensions, les dots fabuleuses des bâtardes.
A la veille de la Révolution, avec 645 000 livres de rente mensuelle (6 millions actuels environ), le Palais-Royal, Saint-Cloud, Neuilly, Amboise, le canal de l'Ourcq, d'innombrables domaines en province, les Orléans sont devenus les marquis de Carabas du royaume. Des marquis libéraux, ouverts aux idées nouvelles, de grands mécènes. La fameuse galerie de peinture du Palais-Royal contenait, par exemple, pas moins de 463 toiles. Parmi elles, des oeuvres des plus grands maîtres, Raphaël, le Tintoret, Titien, Carrache, Véronèse, Michel-Ange, Van Dyck, Poussin, Vinci, Rembrandt, Clouet... que Philippe Egalité, grand gaspilleur ruiné par la Révolution, vendra en 1792 pour apaiser ses créanciers, juste avant de voter la mort de Louis XVI et périr ensuite lui-même sur l'échafaud.
C'est son fils, Louis-Philippe, échaudé par des années d'errance et de mendicité, qui, dès son retour d'exil, en 1815, s'attachera à reconstituer la fortune des Orléans, pierre par pierre, forêt par forêt, courbant la tête, pliant le jarret, sous l'oeil cruel de Louis XVIII, qui hait ce fils de régicide avide et prolifique. Le vieux podagre, fin connaisseur de toutes les subtilités de l'étiquette, retrouve toute la morgue de la branche aînée. Il laisse le cousin s'enrichir tout en le bombardant d'affronts publics. «Ce n'est pas à ma couronne qu'il en veut, c'est à ma liste civile», ricane-t-il, essayant de se rassurer. Le cadet prendra les deux. En 1830, les aînés chassés, Louis-Philippe devient roi des Français. Première immédiate précaution, la veille de son intronisation, le fin renard lègue tous ses biens à ses enfants pour éviter de les voir, comme le veut l'usage, réunis à la Couronne. Plus tard, afin qu'ils «ne manquent pas de pain», il établit pour ses fils et ses filles une confortable liste civile et ne lésine pas sur les moyens pour réunir sur leurs têtes l'héritage de la parentèle. On se souvient du «suicide» du prince de Condé, dont l'unique fils, le duc d'Enghien, avait été tué par Napoléon. Très riche, gros propriétaire terrien, il possédait, entre autres, le domaine de Chantilly. Par l'intermédiaire de sa maîtresse, l'intrigante Mme de Feuchères, les Orléans forcent le prince récalcitrant à faire du duc d'Aumale, quatrième fils de Louis-Philippe, son légataire universel.
Quelques mois plus tard, on retrouve Condé, les pieds traînant par terre, pendu à l'espagnolette de sa fenêtre. Un suicide maquillé. Aujourd'hui encore, on hésite sur les causes exactes de la strangulation. Ersatz rustique du Viagra? s'interrogent gravement les historiens. Ou méthode expéditive pour capter définitivement l'héritage, comme le clamèrent les feuilles de chou de l'époque. Tous les biens des Condé, une partie de ceux des Conti tombent ainsi dansl'escarcelle du duc d'Aumale, le plus richement doté des fils de Louis-Philippe.
Des collections fabuleusesLa révolution de 1848 et la fuite de la famille royale mettent cependant la fortune des Orléans en péril. Mais les cadets ont appris à gérer les catastrophes. La vente fictive de certains domaines, le transfert de nombreux biens en Angleterre permettent de sauver l'essentiel. Après des années d'exil, les derniers fils de Louis-Philippe, Nemours, Aumale et Joinville, retrouvent le sol français. Ces valeureux fils de roi, qui avaient plusieurs fois exposé leur vie pour une patrie qui leur restait chère, n'ont pas un mot contre les injustices et les spoliations dont ils avaient été victimes. Ils récupèrent ceux de leurs biens qui n'avaient pas été vendus à des particuliers. Aumale retrouve donc Chantilly et y réunit une fabuleuse collection d'art... avant de connaître à nouveau l'exil, en 1886. Il aura alors le geste royal de léguer son domaine à l'Institut de France. Le reste de son héritage, dont le duché de Guise, en Thiérache, ira à son neveu, Jean de Guise, père d'Henri, le futur comte de Paris.
Lorsque le duc de Guise meurt, en 1940, Henri devient donc le nouveau prétendant au trône de France. Il a 32 ans. Il hérite, avec ses soeurs, non seulement de son père et d'Aumale, mais aussi de ses autres oncles Orléans et de la branche aînée des Bourbons, morts sans héritier mâle. 400 millions de 1940. Près de 1 milliard actuel. La plus grosse propriété foncière de France. De magnifiques bijoux, dont deux parures de saphirs et de diamants. Des tableaux de maître, dont celui de Louis XIII par Philippe de Champaigne. Des archives précieuses où l'on retrouve un album de sanguines exécutées par Louis XIV enfant. Des souvenirs historiques émouvants, comme les aquarelles du prince de Joinville. Un confortable portefeuille d'actions...
Ses trois soeurs lui laisseront la part du lion. Depuis des années, la famille d'Orléans voit en Henri le héraut de la reconquête du trône: le prince. Toute la fortune doit donc servir à subventionner la restauration de la monarchie. La vie du prétendant est d'ailleurs organisée dans cet unique but. Frappé par la loi d'exil, il réside en Belgique, où il se partage entre deux résidences: le manoir d'Anjou pour ses fastueuses réceptions politiques, que fréquente déjà un certain François Mitterrand. Et le château d'Agimont, où il rejoint, en week-end, sa famille. A son épouse et cousine germaine, la jolie Isabelle d'Orléans-Bragance, il accorde une attention distraite de Capétien: un enfant entre deux absences. Onze en seize ans. Pour le reste, leurs relations se résument très vite à: «Bébelle, tais-toi, tu n'y connais rien», comme le racontera Françoise Laot, ancienne rédactrice en chef de Point de vue-Images du monde dans La Comtesse de Paris, paru chez Plon en 1992.
Eclate la Seconde Guerre mondiale. Pendant que Madame et sa smala naviguent d'un continent à l'autre, entre le Brésil où résident ses parents et le Maroc où vit la famille de son mari, Monseigneur monte au combat. L'armée refuse d'engager cet exilé? Il s'enrôle dans la Légion. Après la débâcle, il louvoie, comme tant d'autres, entre Pétain et de Gaulle.
1942. En août, Laval lui propose insolemment le ministère... du Ravitaillement. Henri d'Orléans refuse. En décembre, il est à Alger, où les gaullistes lui proposent la place de proconsul pour évincer Darlan. Il accepte, les Américains refusent. Darlan est assassiné, le comte de Paris, soupçonné de complicité dans le meurtre. Là, il commet sans doute l'erreur de sa vie. Au lieu de partir pour Londres, il rejoint sa famille dans la propriété de Larache, au Maroc. S'ensuivent, pendant que la France souffre et espère, des années de nomadisme de luxe entre le Maroc, l'Espagne puis le Portugal et Lisbonne, où les familles en exil mènent grand train. On dépense sans compter. Entre deux fastueuses réceptions, Monseigneur poursuit ses démarches «politiques», ses conciliabules et ses chimères monarchistes. Madame court de sauterie en fiesta. Bousculés, éparpillés, séparés puis réunis au hasard des escales, les enfants poussent comme folle avoine, gentils sauvages ni éduqués, ni instruits, ni surtout très dorlotés par un père absent et une mère prise dans le tourbillon de la vie mondaine.
A la fin de la guerre, on achète la Quinta, où naîtra Thibaut, le dernier fils, et où les onze enfants connaîtront le paradis après une vie si chaotique. Pas pour longtemps. En 1950, la loi d'exil est abrogée, la famille d'Orléans rentre en France. La Quinta devient le point d'ancrage des vacances. En France, tout va changer. La famille s'installe au Coeur-Volant, à Louveciennes. Le prétendant au trône entre en action. Il organise son secrétariat et édite Le Bulletin, où le chef de la maison de France prend publiquement position sur les grands événements de la vie politique et sociale. Epouse et enfants se retrouvent instrumentalisés pour servir l'ambition monarchique du père. Tandis que les sept petits et leurs gouvernantes prennent leurs quartiers à l'annexe, baptisée Blanche-Neige, les quatre aînés vivent dans la «grande maison» avec leurs parents. Les journaux sont alors conviés au spectacle: la vie quotidienne, dans toute sa simplicité, de la «famille royale». «Je trouvais à Louveciennes une ambiance de théâtre où chacun aurait eu un rôle à jouer sans en connaître la partition», se souviendra Henri, le fils aîné, le «dauphin», dans un livre consacré à ses fils et publié en 1990. Au milieu de ses tableaux de maître, le «prince rouge», sincèrement attaché à la tradition sociale des Orléans mais aussi habile manoeuvrier, invite à sa table les responsables des partis de tout bord, se plaçant bien évidemment au-dessus des factions, arbitre suprême et bienveillant de ses futurs sujets. De ces déjeuners politiques, les femmes sont exclues et Bébelle expédiée à Blanche-Neige. En revanche, pour les grandes réceptions, la comtesse retrouve naturellement son rôle de faire-valoir, parée comme un arbre de Noël. Le prince entame ses relations tourmentées avec de Gaulle, en qui il croit voir son général Franco.
C'est l'époque faste où l'intendance suit. Les mariages des aînés se déroulent avec une pompe quasi royale. Les puînés, eux, s'adonnent avec frénésie à des «bêtises», complaisamment rapportées par leur mère: renvois de pensionnat, études approximatives, plaies et bosses, carambolages. D'enfants de la rue, on dirait qu'ils sont tout bonnement mal élevés. Des «princes», on admire la «sacrée vitalité». Personne ne se demande si ces frasques à répétition ne cachent pas un malaise profond.
La mort de François, le deuxième fils, tué en Algérie en 1960, marque le début des chagrins familiaux, tandis que les relations entre de Gaulle et le chef de la famille de France tournent au mariage blanc. Henri croit devenir le dauphin du Général, son successeur, pourquoi pas? Ce dernier, tout de même fasciné par cet héritier des 40 rois qui ont fait la France, joue au chat et à la souris, hésite, laisse entendre, ajourne. Un peu avant les élections de 1965, le comte de Paris demande à de Gaulle, dont il a soutenu publiquement l'action dans son Bulletin, s'il sera enfin présenté comme le successeur officiel. Le Général refuse, soupire: «Que n'étiez-vous à Bir Hakeim?» Et confie en aparté, à ses plus proches collaborateurs: «Le comte de Paris à l'Elysée, pourquoi pas la reine des Gitans?»
Désillusions et détachementLes derniers rêves s'évanouissent. Le comte de Paris s'effondre, brisé. Il subit deux attaques cardiaques. La seconde, pendant l'hiver 1968, est grave. Madame, elle, a un coeur d'acier et une santé de fer. Elle fuit la maladie, déteste les apitoiements. Dit-elle vraiment à son auguste époux: «Henri, tu vas nous faire rater les sports d'hiver»? Envisage-t-elle vraiment à voix haute les «mesures à prendre au cas où»? A partir de ce moment-là, comme s'il retournait alors contre sa famille toutes les désillusions de sa vie publique, il s'en détache, s'en va tout seul et se retire à la fondation Condé, une institution charitable située à Chantilly où, depuis des siècles, les Orléans accueillent les vieillards nécessiteux. Il veut transformer les bâtiments en centre de gériatrie modèle. Le personnel et les résidents seront unanimes à saluer la courtoisie, le dévouement, le souci réel des plus pauvres dont témoigne constamment Monseigneur. Là, du fond de sa retraite, il met au point un grand projet auquel il songe depuis longtemps: «Ecartant toute question d'intérêt familial», il veut léguer à la France les trésors historiques des Orléans. En 1975, raconte Philippe de Montjouvent dans un livre très documenté, Le Comte de Paris et sa descendance*, il inaugure une seconde fondation, baptisée Saint-Louis et richement dotée: le château d'Amboise - 500 000 visiteurs par an, de 30 à 40 francs l'entrée - la chapelle royale de Dreux, des immeubles de rapport et des objets d'art... Une liste qui s'allongera au fil du temps. Tous ces trésors deviendront bien entendu inaliénables sitôt cédés à la fondation. La famille ne bronche pas. Son épouse l'accompagne même à Amboise lors de l'inauguration. On fait bonne figure. Pourtant, de sourdes dissensions minent la famille. Michel puis Thibaut ont épousé des jeunes filles qui ne conviennent pas à leur père. Ils sont alors quasi répudiés, leur descendance déclarée non dynaste. «Je ne les reverrai que sur mon lit de mort», rage le chef de la maison de France.
Madame, docile, s'incline, comme d'habitude: «Elle est restée très amoureuse du prince, elle lui donne toujours raison contre les enfants», disent les proches. Pourtant, ils ne vivent pratiquement plus ensemble. Elle se partage entre l'immeuble familial de la rue de Miromesnil, à Paris, et Eu, la propriété normande de sa famille. Lui, de plus en plus solitaire, vit quasiment à Chantilly. C'est là, pour la fondation Condé, qu'il va recruter en 1975 une directrice, recommandée naïvement par Chantal, dernière fille du comte de Paris. «Monique Friesz, 52 ans, devient, sans diplômes particuliers ni expérience de gestion, avec un parcours jusque-là nimbé de mystère, directrice de la fondation et collaboratrice directe du comte de Paris, bientôt son éminence grise, son égérie, sa vraie famille», écrit Françoise Laot. Cette petite boulotte portant perruque blonde et parfum puissant se dit infirmière. Elle a été gouvernante pendant dix ans chez Pierre Firmin-Didot, l'un des héritiers de la célèbre famille d'imprimeurs. «Ne prend-on pas alors assez de renseignements auprès de cette grande famille bourgeoise?» s'interroge l'ancienne rédactrice en chef de Point de vue-Images du monde. Personne ne connaît l'identité réelle de celle qui se fait appeler Monique Friesz, ou Friese, ou Friecz, mère de six enfants tantôt divorcée, tantôt veuve d'un certain colonel Friesz. En réalité, la «gouvernante» masque son identité. Née à Paris le 5 novembre 1922, Elise, Marie, Yvonne Mariot est la fille légitimée de Léon Friese, dessinateur. Elle se mariera et divorcera deux fois, mettant six enfants au monde. En 1965, elle assure, avec son mari, l'entretien d'une ferme, à Fermaincourt, près de Dreux. Renvoyée par les propriétaires, elle rencontre Pierre Firmin-Didot, qui possède une propriété voisine, et entre à son service. Quelques années plus tard, les proches constatent avec stupéfaction les relations que la gouvernante a su se faire parmi les amis politiques de la maison. On s'aperçoit que des objets de famille ont disparu, mais on hésite à porter plainte. On recule devant la perspective d'un scandale public. Quand elle quitte les Firmin-Didot pour entrer au service du comte de Paris, en 1975, celui-ci est discrètement prévenu. Il n'accorde aucune importance à «ces ragots». Opéré d'un cancer grave, il a besoin de soins quotidiens et astreignants. Elle le dynamise, l'entoure, le rassure, l'amuse.
Ses fonctions de directrice lui rapportent un salaire mensuel de 45 000 francs. Bientôt, des rumeurs naissent sur sa curieuse gestion. Au même moment, à la fin des années 80, Françoise Chapard, la présidente de l'Association pour la sauvegarde de Chantilly, alerte le conservateur départemental: des meubles classés et recensés par la fondation Condé auraient disparu. La gendarmerie de Chantilly saisit le procureur de la République de Senlis. L'affaire s'enlise, tandis que le déficit de la fondation se creuse.
Le patrimoine évaporéPendant ce temps, les enfants et la comtesse de Paris assistent, impuissants, à l'évaporation du patrimoine. La fabuleuse fortune avait commencé à fondre au rythme brillant du Coeur-Volant. Un conseiller du prince, Jean Jacobi, aurait détourné de grosses sommes sur un compte en Suisse. Mais, à partir des années 80, l'argent file entre les doigts du vieux prince. Le manoir d'Anjou à Bruxelles et le palais des Orléans à Palerme ont déjà été vendus depuis longtemps. Disparaissent maintenant les propriétés du Maroc, les deux résidences du Nouvion-en-Thiérache. Puis la Quinta, la très aimée villégiature d'été. S'envole ensuite le Coeur-Volant, de Louveciennes. S'envolent les domaines, les fermes, les meubles, les bijoux, les immeubles. Avec quelques mystères à la clef, comme ce tableau du duc d'Orléans par Ingres que l'Etat français s'était proposé d'acheter 35 millions en 1983 et que le prince préférera vendre 15 millions trois ans plus tard à un collectionneur suisse! Plus compromettant, il tente de passer clandestinement, toujours en Suisse, une des parures de saphirs et diamants. Saisis à la frontière, les bijoux seront cédés au Louvre pour 5 millions de francs. On parle de grosses dettes de jeu. On chuchote aussi que le prince se montrerait très généreux avec sa gouvernante... qui est décorée de la Légion d'honneur, des mains de François Mitterrand, le 17 octobre 1987. François Mitterrand, candidat soutenu par le comte de Paris à la présidentielle de 1988.
L'annonce de la mise en vente de tout le mobilier et des oeuvres d'art de la Quinta met le feu aux poudres. Dans la famille, tout va de travers. Thibaut, le petit dernier chéri, fait quatorze mois de prison pour cambriolages puis meurt accidentellement en Afrique en 1983. «Il est né prince, mais il n'est pas mort prince», décide son père. Le fils sera enseveli à la chapelle royale de Dreux, mais dans une petite niche à part, hors de la crypte lugubre où Monseigneur a fait installer douze cercueils et où repose déjà François, le héros.
Ensuite, c'est au tour d'Henri, le fils aîné, héritier potentiel d'un trône virtuel, de subir les foudres jupitériennes. Divorcé, il se remarie avec une roturière. Il est écarté de la succession et dégradé. Titré naguère comte de Clermont, il devient comte de Mortain. Le séisme ne déstabilise pas la France mais secoue suffisamment le dauphin pourqu'il se batte pied à pied, renvoyant systématiquement, raconte Philippe de Montjouvent, toutes les lettres adressées au comte de Mortain avec la mention «Inconnu à l'adresse indiquée». Le patriarche, qui se dit «de gauche», ne plaisante pas avec l'étiquette. A la moindre incartade, il saisit son sceptre et l'abat sur le rebelle. Il maudit, excommunie, puis gracie, absout, privilégie, titularise, anoblit. Il vit dorénavant avec Monique Friesz, qui prend, en 1993, sa retraite de la fondation Condé. Ses successeurs redressent la barre, sauvent l'établissement et s'aperçoivent que certaines archives ont disparu. Le comte de Paris a vite adopté sa nouvelle famille, organisant pour la nombreuse progéniture de sa gouvernante de mémorables fêtes de Noël dans les palaces parisiens, lui qui ne voit plus ses propres petits-enfants.
Physiquement et moralement, il ressemble de plus en plus à son vieil ami François Mitterrand. Même regard solitaire, même glaciation progressive, même éloignement de la famille, même style incantatoire. A croire que les mêmes conseillers les entourent. Sa femme? «Je n'ai jamais eu grand-chose à lui dire.» D'ailleurs, dans la monarchie française, «les femmes ne sont rien, assène le prince progressiste. Ce n'est pas du mépris, c'est la loi salique». La famille? «Un événement secondaire.» Les fils, les filles? «Ils m'ont déçu. Ils n'auront rien.»«Quand nous reverrons-nous?» demande un jour Madame, au hasard d'une rencontre officielle. «A Dreux», répond brutalement Monseigneur. Dreux, le tombeau de la famille... Dreux, où il sera enterré, près de François, loin de Thibaut. Celui qui se voulait le dernier des Capétiens a gagné. La famille est pulvérisée, l'argent volatilisé. En vingt ans, il a vendu pour 250 millions de francs d'objets d'art. Qu'a-t-il fait de ces confortables liquidités, lui qui affectait de vieillir en spartiate, stoïque, entre les napperons de dentelle, les fleurs artificielles et les grands oiseaux en verre filé de sa fidèle gouvernante?
«La dynastie Orléans, c'est fini», résume l'historien Georges Poisson - dont le livre Les Orléans: une famille en quête d'un trône sortira chez Perrin au début de septembre. «Chacun des enfants devra s'orienter maintenant vers un destin individuel comme n'importe quel Français moyen. Du moins ceux qui auront survécu à la prison, à la faillite ou à la dépression.»
Du patrimoine, il semble qu'il reste quand même les forêts de Thiérache, 55 millions au bas mot. A la veille du XXIe siècle, le dernierdes Capétiens clôt la légende des cadets d'Orléans avec «six mouchoirs monogrammés, une paire de pantoufles» et les derniers hectares de l'antique duché de Guise.
* Editions du Chaney.
source : l'express