La statue qui perdit la têteUn beau matin, en déverrouillant la porte d'une chambre voûtée du musée de cire Turner, le concierge eut la stupéfaction de constater qu'un des mannequins de cire avait changé de position durant 11 nuit et que sa tête gisait à présent sur le plancher derrière lui.
Le musée, ouvert à Sacramento en 1857, avait été inspiré à Richard Turner par sa visite à l'exposition le Madame Tussaud, à Londres. Il pensait qu'un tel spectacle aurait du succès auprès des nouveaux arrivants en Californie dans le sillage de la ruée vers l'or. Le clou de cette exposition était une scène de guillotine, faiblement éclairée et comportant des figures de plusieurs Français et Françaises exécutés pendant la Révolution : un couple d'aristocrates (habillés de parures à présent fanées), un curé, une jeune dame d'honneur et un homme pâle en costume noir.
La pancarte du socle de cette effigie vêtue de noir précisait qu'il s'agissait de Nicodème Léopold-Lépide, collecteur d'impôts qui avait empoché sans scrupules l'argent des pauvres. C'était la figure de M. Léopold-Lépide qui avait bougé pendant la nuit. Le musée venait d'ouvrir avec succès une semaine auparavant quand le concierge, Ezra Potter, vint raconter à Turner son étrange histoire. Turner ferma la porte avec soin et des rondes surveillèrent l'immeuble, mais l'incident se renouvela.
Finalement, plusieurs semaines après, Turner et Potter passèrent une nuit dans la salle de la guillotine. Ils s'endormirent pour découvrir à leur réveil qu'une fois encore l'effigie du percepteur avait remué. La nuit suivante, ils s'arrangèrent pour rester éveillés. Turner rapporta ce qu'il vit alors :
Ce fut étonnant ; un peu avant 2 h 30 du matin, le mannequin de M. Léopold-Lépide commença à bouger. D'abord bras et jambes s'étirèrent, puis nous vîmes le visage de cire se recouvrir de chair et d'os ; ses sourcils froncèrent comme s'il était en colère et puis nous entendîmes sa voix.
Le mannequin parla en français, que Turner ne comprenait pas, mais, par la suite, il répéta les mots du mieux qu'il put à un Canadien de langue française qui les traduisit comme suit :
II est donc impossible d'avoir la paix pendant la nuit ? Les gens sont venus nous voir mourir, à présent ils viennent voir nos esprits emprisonnés dans la cire. Ne venez plus ici pendant les heures de ténèbres, sinon il vous en cuira.
Un journaliste de Sacramento entendit parler de l'affaire et demanda à passer une nuit dans la salle. Turner accepta, et le jeune homme y fut enfermé pour la nuit. Potter resta à la porte. A 2 h 31, le concierge sauta sur ses pieds, réveillé par des clameurs hystériques et des coups contre l'huis. Il ouvrit, et le journaliste s'évanouit dans ses bras.
Le journaliste écrivit un récit détaillé de son aventure, en décrivant d'abord la chambre de la guillotine et les cinq figures qu'elle contenait. Il continua :
Alors que j'étais assis dans l'obscurité, une faible lumière vacillait sur les rangées des mannequins qui ressemblaient tant à des êtres humains que ce silence et l'immobilité de leurs formes les faisaient paraître monstrueux. Le souffle des respirations, le bruissement des vêtements et la succession continuelle des bruits qu'on entend quand un profond silence est tombé sur une grande foule, me manquaient.
Pendant une heure ou deux, je demeurais assis face aux figures sinistres sans trop sourciller. Ce n'étaient après tout que des personnages en cire...
Les personnages en cire ne bougent pas. Mais chaque fois que, après un coup d'œil au-delà du guichet, je me retournais, il me semblait qu'ils avaient adopté une pose différente. Je les fixai et, cette fois, je vis le bras de cire remuer, lentement d'abord, puis plus rapidement pour faire soudain voler sa tête ! Je regardais fixement... pétrifié, accroché à ma chaise... Pour augmenter mon horreur, là où se trouvait la tête de cire, un visage fantomatique se formait à présent, animé par un regard féroce.
Il se tourna vers moi et descendit de son socle. Je me redressai pour lui faire face et le fantôme de cire avança vers moi. A ma grande frayeur, je pouvais voir à travers sa tête !
Dos à la porte, j'y frappai pour que le concierge vienne voir le phénomène. Personne ne répondit. Je heurtai la porte plus violemment cette fois, alors que le fantôme continuait à s'approcher. Je me retournai et commençai à tambouriner. Je criai lorsque je sentis les affreuses mains de cire se refermer sur mon cou. Je criai encore, et le dernier souvenir qu'il me reste est le visage d'Ezra Potter.
Je pourrais jurer par tout ce qui est sacré que ce que j'ai écrit est la pure vérité.
Dans la matinée, on retrouva sur le plancher la tête en cire de M. Léopold-Lépide. Elle se trouvait à côté des autres figures, mais le corps gisait près de la porte et ses doigts étaient aplatis et sans forme, paraît-il.
Le récit du journaliste ne parut pas (on ne le connut qu'en 1930, après sa mort). Mais on fondit le mannequin du percepteur pour le remplacer par un autre, et les ennuis cessèrent. Le Musée de cire Turner poursuivit sa carrière jusqu'en 1885.
Raymond Lamont Brown, Phantoms ofthe Theater