Deux lueurs dans le noir. C'étaient de belles utopies, que ces jumelles luminescentes. Elle éclairaient tout un monde, cultivaient la grâce de l'envol d'un aigle, abhorraient ce qui n'était parfait, car il n'existait place, dans leurs cœurs, que pour les jolies choses. Elles reflétaient, pourtant, tout ce qui se présentait à elles. Deux yeux, paire de prunelles sombres, fixaient la route à travers les buissons. Le jour avait péri quelques heures plus tôt, et la pénombre inquiétante laissant planer un étrange silence. Le vrombissement lointain d'un moteur se rapprochait. Les feuillages remuèrent. Un grognement retentit, lorsque, à une vitesse dépassant sûrement l’entendement, un véhicule massif passa sur la route. Un loup surgit alors des broussailles, s'arrêta en plein milieu, défiant le monstre de métal qui, à chaque seconde, menaçait de s'approcher, encore et encore, pour en arriver à ce choc fatal. Son pelage blanc était impeccable, d'un blanc pur et sans tâches. Rien n'y était coincé, pas une brindille, pas une feuille. Il semblait aussi soyeux que le plus délicieux des tissus, on avait envie de le caresser. Une chose irrésistible entourait l'animal, quelque chose de mystique, hypnotisant. Le camion – que faisait-il sur un petite route comme celle-ci ? Cela demeurait mystère absolu - l'éclairait de la lumière puissante de ses phares. Et le loup, au lieu de fuir, s'assit face à lui. Il fixait son ennemi avec hargne. Ainsi éclairé, on pouvait l'admirer dans toute sa splendeur. Il était un grand canidé, à la toison mi-longue et immaculée, et dont les yeux d'ébènes reflétaient l'espace tels deux miroirs vivants.
Néanmoins, dans son regard se trouvait une flamme malveillante. Cette mer d'encre était remplie de requins aux triples rangées de dents bien aiguisées.
Le conducteur donna un violent coup de frein quelques secondes avant l'impact. Son véhicule entama un long dérapage, qui parut durer des heures entières. Pourtant, le loup de bougea pas. Seule sa queue traçait un grand demi-cercle dans la poussière du sol, avec ses va-et-viens ininterrompus.
Le camion dérapa, envoyant dans son sillage un impressionnant nuage de poussière. Il se renversa, et continua sa course jusqu'à aller s'écraser dans le décor. Le loup regarda quelques instants la carcasse toute fumante, avant de s'en détourner, et d'achever sa traversée de la route comme si de rien n'était. Il s'enfonça à nouveau entre les ombres qu'étaient, à ces heures tardives, les arbres et la forêt toute entière.
Il voyait plus que bien dans l'obscurité. Le froid semblait ne pas l'atteindre, et on eut dit, en le voyant ainsi courir, le pelage flottant dans les airs, que ce n'était autre qu'une apparition ; un mirage sans substance, l'une de ces choses que l'on est pas sûr d'avoir vu, mais qui démangeront notre conscient pour les mois à venir. Ses massives et puissantes pattes s'enfonçaient pourtant dans la terre meuble parquée de feuilles et de brindilles. Aucun craquement lorsque ses griffes se posaient, pas le moindre bruissement quand il dérangeait les buissons de toute sa personne rassemblée. Son souffle, qui, selon toute logique, aurait dû se faire haletant, demeurait inexistant. Quelques rayons de lumière lunaire parvenaient à se glisser entre les épais feuillages. La nuit était claire.
Normal, la pleine lune trônait, haute dans son royaume de noirceur. Elle dominait les hommes et les loups, les loups et les hommes. Tout être vivant était soumis à sa grandeur et à sa magnificence ! Qui, de sa vie, pouvait affirmer n'avoir jamais connu l'extase devant l'astre d'argent ? Pour lui, personne. Elle faisait battre son cœur et s'écouler le sang dans ses veines, le berçait au zénith de ses problèmes. Il lui vouait un amour fou, et alors ?
Il leva la tête. Les feuilles lui masquaient sa bien-aimée – ah ! Les fourbes ! - mais il savait que, dans quelques secondes, il la verrait. Les arbres se faisaient de moins en moins nombreux, et la végétation aussi. Bientôt, il arriva sur le rebord d'une falaise.
C'était toujours la même terre battue qui servait de sol. Seulement, ici, il n'y avait qu'elle. Il s'avança vers le précipice. En bas, la forêt semblait s'étendre à l'infini. Le firmament moucheté d'étoiles, pur de tout nuage, était d'un noir profond. Le vent n'était plus, en ce lieu. Le loup était accompagné de ce seul calme, cette tranquillité d'esprit qu'uniquement ceux qui l'ont connue peuvent mesurer. Son abyssal regard descendit sur les arbres en bas. Les conifères se mêlaient aux feuillus en un cocktail tout à fait plaisant. Une clairière s'ouvrait sur un petit lac. Il y avait déjà été, et savait que sous les eaux limpides, on trouvait un grotte sous-marine qu'il nommait la Lumineuse, en raison de ces cristaux, teintés de toutes les couleurs possibles et imaginables, qui diffusaient un douce lueur. Il frissonna au souvenir de cette eau dans laquelle il pouvait respirer. Certaines choses n'étaient pas accessibles au commun des mortels.
Bien qu'il fut mortel, en aucun cas ce loup n'était du commun. Il respirait un autre air, son corps emprisonné dans ce monde et son âme emprisonnée dans son corps. Ce cercle vicieux le rendait à la fois triste et fier, fier d'être ce qu'il était, et plus encore d'en être conscient.
Depuis longtemps déjà il songeait à sa place dans l'univers quand les feuilles bruissèrent dans son dos. Il ne prit pas la peine de se retourner.
- Alors, L'Un, on ne m'a pas attendu ?
Cette fois-ci, il se retourna pour voir son interlocuteur. C'était un canidé qui aurait été son sosie si son pelage n'avait pas été si noir, et ses yeux si blanc. Il était l'inverse exacte du premier – d'autant plus qu'ils se faisaient face dans la même position, assis de façon similaire.
- Je n'ai pas besoin de t'attendre, répondit-il.
- Tu n'avais pas non plus besoin de causer un accident. L'homme qui était dans la machine est mort.
- Tais-toi, L'Autre. Je me fiche de ce que tu penses. Je tue des gens si je le veux.
L'Autre secoua tristement la tête. Le pacifisme dont il faisait toujours preuve avait le don d'agacer L'Un au plus haut point. Le noir se leva lentement, et, comme si l'air eut été du plomb, se dirigea vers son congénère. Leurs regards convergèrent sur la Lune.
- C'est à nous, dit L'Un.
- C'est à nous, dit L'Autre.
Et, comme une seule personne, ils levèrent leurs fins museaux vers les cieux.
« Ô être sans vie, naquis-tu ici ?
« Six pieds sous terre, amour austère,
« N'as-tu point froid, dans cette émoi ?
« Cours-tu sans peur, dans cette horreur ?
« Ta gardienne, ton geôlier rôde,
« À mon effroi, j'offre cette ode,
« Brille, luit, macule la nuit,
« Pourpre, rouge, teint mes peurs inouïes ? Que néni !
« Ô être sans vie, naquis-tu ici ?
« En ces lieux maudits,
« Où règnent ensemble, parfaite syntaxe,
« L'obscur et l'ironie,
« D'avoir passé sa vie à la chercher,
« Pour se retrouver enfoui sous nos pieds. »
Leur voix étaient semblables, et ce chant, sorti des tréfonds de leurs étranges personnes résonna dans les ombres de la nuit, avant de s'éteindre, lentement, tel la chandelle qui se meurt d'une nuit passée à éclairer.