Campion-Vincent et Renard
Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard sont des spécialistes des rumeurs et des légendes urbaines. C'est à l'occasion de la sortie de leur troisième ouvrage commun "100% RUMEURS" que nous les avons interviewés.Véronique Campion-Vincent est ingénieur de recherche au CNRS (1969-2000). Depuis 1976, elle analyse rumeurs et légendes contemporaines (particulièrement lâchers d’animaux sauvages, vols d’organes, mégacomplots) dans une perspective anthropologique.
Jean-Bruno Renard est professeur de sociologie à l’université Paul-Valéry – Montpellier 3. Ses travaux portent sur la culture populaire, les croyances fantastiques, les rumeurs et les légendes contemporaines. Il est spécialiste de la sociologie de l’imaginaire et de la sociologie des croyances.
[ Page de l'université ]
Nouvelle publication : 100% RUMEURS
Bonjour Véronique et Jean-Bruno, vous êtes le duo de choc francophone des légendes urbaines, comment est née et s’est développée votre collaboration ?
JBR : Notre collaboration est née en 1988 d’échanges de courrier à la suite de la publication de mon ouvrage Les Extraterrestres, une nouvelle croyance religieuse ?, puisque nous nous intéressions tous les deux aux croyances marginales contemporaines. Véronique m’a alors fait connaître les travaux anglo-saxons sur les légendes urbaines, encore très peu diffusés en France. Nous avons créé un réseau informel de recherche qui s’est concrétisé en janvier 1989 par une Journée d’études à la Maison des Sciences de l’Homme de Paris puis en 1990 par la codirection du numéro 52 de la revue Communications sur les « Rumeurs et légendes contemporaines ». Nous avons ensuite cosignés plusieurs ouvrages sur les légendes urbaines (Légendes urbaines en 1992, De source sûre en 2002, 100 % rumeurs en 2014, tous aux Éditions Payot).
VCV : Ayant repéré (grâce à mon mari journaliste à France-Soir) des fait-divers imaginaires publiés à intervalles réguliers dans les journaux, j’avais publié en 1976 un article s’inspirant de la psychologie sociale sur « Les histoires exemplaires » que l’on appelle maintenant « légendes contemporaines » (colloques annuels « Perspectives on Contemporary Legend » depuis 1982) ou « légendes urbaines » (terme introduit par l’Américain Jan Brunvand à partir de 1981 avec The Vanishing Hitchhiker. American Urban Legends and Their Meaning). Nos collègues anglophones apportaient une vue renouvelée de la culture informelle appelée folklore (soit « savoirs » lore « populaires » folk). Le folklore concernait d’autres zones que des campagnes reculées et une création folklorique était bien vivante dans nos grandes villes.
Vous venez de publier ensemble l'ouvrage 100% RUMEURS, quel en est le contenu ?
JBR : Écartant toute définition restrictive de la rumeur, cet ouvrage décortique et interprète des fausses allégations, des croyances insolites, des pseudo-faits divers, des rumeurs savantes ou alarmistes, des anecdotes erronées, en provenance de tous pays et de tous supports, certaines anciennes et méconnues, d'autres très récentes.
VCV : C’est un panorama du néo-folklore narratif.
Pourquoi un énième livre sur les légendes urbaines ? Qu’apporte-t-il en plus par rapport aux ouvrages existants ?
JBR : Il n’y a pas tant d’ouvrages que cela sur les légendes urbaines ! Véronique et moi publions au rythme d’un ouvrage tous les 10 ans, ce qui n’est pas excessif ! Notre nouveau livre montre que les rumeurs, autrefois véhiculées par le bouche à oreille, bruissent aujourd’hui sur le Web, sur les messageries, sur Twitter. Il s’intéresse à des nouveaux phénomènes comme les vidéos fausses ou détournées ou bien les « glurges », ces histoires larmoyantes et moralisatrices qui invitent à vivre le temps présent comme si tout allait disparaître, signe de notre désarroi contemporain et de nos inquiétudes face au futur. On y signale également la fréquence du thème du complot, qui imprègne l’imaginaire collectif actuel.
VCV : Il me semble que la variété des supports et types de récits légendaires que nous présentons apporte un éclairage nouveau sur ce qui se raconte et s’échange aujourd’hui.
On en apprend toujours dans vos livres, en légendes et en explications, même nous qui collons à l’actualité et faisons des recherches archéologiques en rumorologie. Quel est votre secret ?JBR : Nous nous appuyons sur des investigations comme les vôtres pour démentir des fausses informations, mais nous ajoutons notre touche de sociologue et d'anthropologue en essayant de comprendre pourquoi les gens croient à des choses fausses. Nous nous intéressons au rôle que jouent les rumeurs et légendes dans l'expression des peurs, des idéologies, des préjugés. Nous nous appuyons aussi sur les contes et légendes traditionnels pour révéler les antécédents anciens des récits contemporains. Nous y sommes aidés par notre formation en ethnologie et en folklore.
VCV : Les rumeurs et légendes permettent d’exprimer les peurs, idéologies et préjugés en s’abritant derrière une narration d’apparence factuelle du type : je ne dis pas que les étrangers sont dangereux et mauvais mais je vous préviens que ce petit garçon émouvant qui pleure et vous tend un papier est un émissaire de groupes criminels (chapitre 41 : Le petit garçon qui pleure) et que ces vendeurs de parfum qui vous proposent de sentir des échantillons vous feront perdre connaissance avec de l’éther (chapitre 12 : Alerte au burundanga) .
Allez, avouez, vous aussi avez déjà relayé une légende urbaine...
JBR : En ce qui me concerne, j’avoue avoir cru, quand j’étais en classe de Terminale, à la légende de la copie de philo qui a obtenu 20/20 parce que l’élève qui devait répondre à la question « Qu’est-ce que l’audace » avait écrit sur sa feuille un seul mot : « Ça ! ». Quand mon fils m'a raconté la même histoire trente ans plus tard, le doute est apparu ! On peut aussi se tromper en sens inverse et prendre une information réelle pour une rumeur : ainsi j'ai cru à un hoax lorsque j’ai lu que des cuvettes d’urinoir avaient une mouche dessinée sur leur fond parce qu’ainsi les hommes urinaient plus proprement en « visant » le faux insecte ! Or ces cuvettes existent bel et bien !
VCV : Je me souviens surtout d’avoir pris des informations aujourd’hui reconnues comme fondées pour des rumeurs. Pour moi, en 1982, le cancer de Mitterrand était une invention tout comme vers 1984 sa fillette cachée (Mazarine).
Comment expliquer que nous soyons aussi friands de rumeurs et de légendes ?
JBR : Pour quatre raisons essentiellement. Tout d’abord la rumeur révèle une information ou une histoire surprenante, insolite, terrifiante ou humoristique, que l’on a envie de partager. Deuxièmement, la rumeur qui nous plaît et que l’on colportera est une information ou une histoire qui nous concerne, qui parle de nous, c’est-à-dire de nos peurs, de nos désirs, de nos croyances, de nos préjugés. Troisièmement, la rumeur circule bien parce qu’elle délivre un message moral, distinguant ce qui est bien et ce qui est mal, les bons et les méchants. On aime à dire du mal d’autrui, notamment parce que cela revient à dire indirectement du bien de soi et de son groupe. Ce n’est pas très honorable, mais la nature humaine est ainsi !
VCV : Rumeurs et légendes mettent en marche notre second mode de pensée, celui des rêves et des symboles, de l’émotion qui coexiste en chacun d’entre nous avec le mode analytique et rationnel.
...
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]pour lire la suite.