intervieuw de Robert Zubrin 66 ans
Robert Zubrin veut établir une nouvelle branche de l’humanité sur Mars
par Pierre Brisson le 23 août 2018
Interview de Robert Zubrin par Denise Chow, NBC News, le 19 Août 2018. Traduction par Pierre Brisson:
Dire que Robert Zubrin est passionné par la planète Mars est un euphémisme. L’ingénieur aérospatial de 66 ans a consacré la plus grande partie de sa vie à réfléchir et à encourager son exploration. En 1998, il a fondé la Mars Society, une organisation à but non lucratif basée au Colorado, et il est devenu depuis un fervent partisan de l’établissement d’une colonie permanente sur Mars et un critique sans concession du programme des vols spatiaux habités de la NASA qu’il considère comme étant en totale stagnation.
Récemment, la chaine MACH de NBC News (NdT : chaîne du groupe NBC dédiée aux sciences) a discuté avec lui des raisons pour lesquelles il pensait si fort que les humains devraient coloniser Mars, que la NASA ne devrait pas construire un «aéroport spatial» lunaire et des raisons pour lesquelles l’exploration de Mars lui était si personnelle.
NB : L’entretien a été édité pour plus de clarté et de concision.
MACH: La NASA a envoyé des atterrisseurs robotiques et des rovers sur Mars. Pourquoi est-il important d’y envoyer des êtres humains?
Zubrin: Les êtres humains sont beaucoup plus efficaces comme explorateurs que les robots. Les questions les plus importantes sur Mars portent sur la recherche de la vie, dans le passé et aujourd’hui. Nous nous intéressons donc aux fossiles et nous nous intéressons à la vie éteinte. La chasse aux fossiles sur Terre impose de parcourir de longues distances au travers de terrains difficiles, de creuser et de travailler à la pioche. Cela implique un travail délicat, l’intuition, le suivi des indices. C’est bien au-delà de la capacité des robots.
À la Mars Society, nous avons construit deux bases d’entraînement « analogues »: une dans le désert de l’Utah et une autre dans le Haut-Arctique canadien. Dans la base de l’Utah, lors de l’une de nos premières excursions, nous explorions le désert comme si nous avions été sur Mars. Nous sommes descendus dans un petit canyon, l’avons exploré à fond et avons trouvé un rocher très curieux. Nous l’avons rapporté dans l’habitat et l’avons découpé en tranches fines ; c’était un os de dinosaure !
Nous l’avons signalé aux autorités (Bureau of Land Management, « BLM »). Quelques années plus tard, le BLM a transmis les données à un paléontologue professionnel. Il est venu et a creusé l’endroit où nous avions fait notre découverte. Cet os est maintenant reconnu comme le plus grand os de dinosaure découvert en Amérique du Nord depuis des décennies. Je dois vous dire qu’aucun rover à roues n’aurait pu même pénétrer dans le canyon, il fallait descendre un abrupt de deux mètres pour y arriver.
En ce qui concerne la recherche de vie présente, on vient juste de découvrir de l’eau souterraine sur Mars – un lac sous-glaciaire. S’il y a de la vie sur Mars aujourd’hui, c’est bien dans l’eau souterraine qu’on la trouvera. Il faut donc installer des appareils de forage. Aller jusqu’à un kilomètre, cela revient à forer un puits profond de pétrole sur Terre. Les rovers ne peuvent pas le faire. Et rapporter l’eau en surface pour la mettre en culture sur des médiums adéquats pour chercher à révéler tous les organismes qui pourraient s’y trouver, puis les examiner sous microscopes et effectuer les tests biochimiques nécessaires, c’est à des années-lumière de la capacité de ces rovers. Si l’on veut vraiment résoudre le problème et trouver la réponse à la question de la vie sur Mars, on devra y envoyer des hommes.
Une mission sur Mars c’est une chose, mais pourquoi les hommes devraient-ils s’installer sur la planète rouge?
Nous devons nous installer sur Mars pour établir une nouvelle branche de la civilisation humaine. Cela ajoutera de la force et de la vitalité à la civilisation humaine dans son ensemble. Si vous réfléchissez à la propagation de la civilisation occidentale dans les Amériques, à l’établissement de sociétés, y compris celle qui a conduit aux États-Unis, vous constaterez que les Européens en ont obtenu quelques profits, les Espagnols un peu d’or des Aztèques et que la culture du tabac en Virginie a procuré également quelques profits. Mais la véritable valeur que l’Europe et le reste du monde ont retirée des États-Unis, c’est une nouvelle branche de la civilisation humaine qui a démontré la valeur de la démocratie, qui a inventé l’électricité, le bateau à vapeur, le télégraphe, l’ampoule électrique, l’avion, l’énergie nucléaire, les ordinateurs et les iPhones. En d’autres termes, nous avons créé une nouvelle société créative qui a énormément contribué à la civilisation humaine dans son ensemble. Nous ne terraformerons pas Mars pour abandonner la Terre. Nous terraformerons Mars pour avoir une Terre de plus.
Quel est le but de la Mars Society?
Poursuivre l’exploration et la colonisation de Mars par des moyens publics et aussi privés. Cela signifie soutenir à la fois l’exploration robotique et l’exploration humaine. Et cela signifie soutenir la construction de bases, la colonisation, le développement de technologies qui permettront la colonisation et en fin de compte la terraformation. Cela comprend également le développement de technologies de lancement, de systèmes de transport permettant d’atteindre Mars et de systèmes de production d’énergies pouvant être utilisées sur Mars.
Que dites-vous à ceux qui pensent que nous devrions d’abord nous établir sur la Lune?
Je ne suis pas d’accord avec ce point de vue, mais je peux le respecter. Je peux respecter les gens qui disent: « Nous devrions aller sur la Lune, parce que c’est plus près, parce que nous savons comment le faire et qu’il y a de la glace d’eau près du pôle sud lunaire dont nous pourrions nous servir pour explorer la Lune ». Si on le faisait, cela redonnerait certainement confiance dans le programme des vols habités.
Mais l’administration Trump n’a pas l’intention de le faire. Si l’on dit que l’on doit aller sur La lune avant d’aller sur Mars, alors allons sur la Lune. Au lieu de cela, ce gouvernement a sorti cette idée ridicule qu’avant de se rendre sur la lune, on doit mettre une station spatiale en orbite autour de la Lune. On n’a pas besoin d’une station spatiale en orbite autour de la Lune pour aller sur la Lune ! On n’a pas besoin d’une station spatiale autour de la Lune pour aller sur Mars !
Si l’on construisait une telle station, il est certain que la bureaucratie imposerait à toutes les missions lunaires d’y passer avant d’aller sur la Lune, car autrement cela semblerait ridicule d’avoir construit une station spatiale que l’on n’utiliserait jamais. Cela rendrait les missions lunaires plus difficiles à réaliser parce qu’il est plus facile d’aller directement sur la Lune. C’est comme si quelqu’un disait: construisons un aéroport à Sherbrooke, au Canada, et quiconque quitte la ville de New York doit s’y poser avant d’aller à Londres. Bien sûr, on pourrait le faire mais cela ne faciliterait en rien le voyage pour Londres. Pour ne rien dire de tout l’argent que vous gaspilleriez dans cet aéroport en dehors de la trajectoire la plus rapide recherchée.
Le programme Apollo a suscité énormément d’enthousiasme et aussi un sentiment d’unité nationale. Une mission sur Mars pourrait-elle avoir le même effet?
Quand j’étais jeune, le gouvernement était capable de grandes choses. Mes parents, mes oncles, ont tous participé à la Seconde Guerre mondiale. Pendant mon enfance les Américains ont construit sous la direction du gouvernement d’alors un réseau routier inter-États et pendant mon adolescence on est allé sur La Lune. On avait une classe politique unie autour de ces objectifs. Depuis lors elle a gravement dégénéré. C’est un vrai problème.
On peut d’ailleurs regarder dans d’autres directions que celle du programme spatial et constater que rien ne va plus dans la classe politique américaine. Nous ne pourrions pas construire le réseau routier inter-États aujourd’hui. Différentes factions se disputeraient l’une l’autre et empêcheraient de faire les choses. Il faudra donc de gros efforts pour reconstituer Humpty Dumpty (NdT œuf d’Alice au Pays des Merveilles qui tombe du mur et se casse) et restituer au gouvernement américain sa capacité à entreprendre de grands projets. Bien sûr, une partie des raisons pour lesquelles la classe politique américaine était capable entre les années 40 et les années 60, de mener à bien de grands projets était qu’elle avait été forgée dans la fournaise de la guerre. Les gens comprenaient comment faire les choses et comment travailler ensemble. Et alors que beaucoup de ceux qui ont participé à Apollo considéraient le programme comme une étape vers l’expansion humaine dans l’espace, pour la plus grande partie de la classe politique il s’agissait de gagner la guerre froide.
Peut-être avons-nous besoin de ce genre de défi. Peut-être que si nous sommes défiés par les Chinois ou les Russes nous continuerons à être l’avant-garde de l’humanité. Allons-nous célébrer nos faits glorieux dans les journaux ou oser nous contenter de le faire dans des musées ?
Quel rôle les sociétés privées de vols spatiaux doivent-elles jouer?
À partir des années 90, on a commencé à voir des entreprises privées, des milliardaires qui disaient: «Je vais ouvrir l’espace cette année, je vais créer une société de lanceurs ». Il y en a eu plusieurs de créées, qui ont toutes échoué dans les années 90, jusqu’à ce que le PDG de SpaceX, Elon Musk, arrive et réussisse. Comme je connais bien les efforts précédents ainsi que Musk, je peux vous dire pourquoi lui a réussi et pas les autres. Il ne s’est pas contenté de jeter de l’argent sur le problème et n’a pas renoncé dès que c’est devenu difficile. Il a mis non seulement sa fortune mais son cœur, son esprit et son âme dans son projet. Il a appris la propulsion lui-même, et il n’a pas abandonné après que ses trois premiers lancements eurent échoué.
La fortune favorise les courageux, la fortune favorise les durs, la fortune favorise les malins, et Elon Musk a les trois qualités. Il a rassemblé autour de lui une équipe vraiment formidable de personnes déterminées qui ont commencé à voir qu’elles pouvaient vraiment réussir, qu’elles pouvaient vraiment faire l’histoire ensemble avec lui, et c’est ce qu’elles font.
Y a-t-il d’autres entreprises de vol spatial qui vous passionnent ou vous inspirent?
Je pense tout de suite à Blue Origin, fondée par Jeff Bezos. Il a une approche quelque peu différente. Sa devise est la suivante: pas à pas férocement, un pas à la fois. Ce gars avance à un rythme soutenu. Musk mène une vraie blitzkrieg. Il sera intéressant de voir lequel gagnera, si l’approche pas à pas prudente prévaudra ou si ce sera le pied au plancher.
Et je sais qu’il y a d’autres groupes de personnes en Russie, par exemple, qui souhaiteraient monter un SpaceX russe. Il y a certainement l’expertise technique là-bas et le capital. Je pense qu’il y a des gens en Chine qui voudraient le faire, et vous avez aussi Virgin Galactic, qui est financée par le milliardaire britannique Richard Branson. Et il y a une autre entreprise appelée Stratolaunch qui est soutenue par le milliardaire de Microsoft, Paul Allen. Je suis prêt à parier que, dans cinq ans, il y aura au moins 10 projets de ce type dans le monde.
Alors vous êtes optimiste?
Je le suis, je le suis vraiment. Cela m’a pris du temps car j’ai été témoin des difficultés rencontrées par les personnes qui ont essayé de le faire en privé dans les années 90. En fait, j’ai moi-même participé à une telle entreprise qui a démarré, mais qui a finalement échoué une dizaine d’années plus tard. C’est vraiment difficile, mais il est maintenant prouvé qu’on peut réussir. Une fois que la démonstration de la faisabilité a été démontrée, ça doit marcher. Croire que quelque chose peut être fait, est la clé pour pouvoir le faire.
Cela semble très personnel. Pourquoi donc?
C’est une question intéressante. Tout d’abord, il est important que nous adhérions à ce type d’avenir, un avenir en expansion. Je pense que c’est important non seulement pour le futur mais aussi pour le présent car si les gens pensent que nous sommes confinés à la Terre et qu’il y a que là qu’on peut faire quelque chose, les nations se dresseront les unes contre les autres. Être persuadé qu’on doive absolument rester ensemble en huis clos, c’est une configuration pour une autre guerre mondiale,.
Je crois depuis longtemps que même dans les années 60, on pouvait voir les deux choix qui se présentent toujours aujourd’hui : le futur « Star Trek » ou le futur « Soylent Green » (NdT « Le soleil vert »), l’un est magnifique et l’autre est absolument horrible. Pendant un temps dans les années 60, il semblait que nous étions en bonne voie pour nous engager dans la première voie.
J’avais 17 ans quand nous avons atterri sur la lune et si quelqu’un m’avait dit alors que lorsque j’en aurais 66, nous n’aurions pas de villes sur la Lune et sur Mars, j’aurais pensé qu’il était stupide car la vision que nous avions de ce que l’avenir allait être, incluait certainement l’expansion humaine dans le système solaire. Et au rythme où nous évoluions dans les années 60, cela serait certainement arrivé. Mais on a tout arrêté et je me refuse à dire que je l’ai accepté.
Dans les années 80, je suis retourné faire des études supérieures et je suis devenu ingénieur et je me suis familiarisé avec d’autres personnes de ma génération qui partageaient le même point de vue et qui avaient commencé à tenter de réengager la nation pour relever ce type de défis. Et je l’ai relevé. Les gens me demandent parfois: est-ce que vous voulez aller sur Mars vous-même? Bien sûr que je le veux, mais je ne pense pas que j’aurai cette chance. Je l’aurais peut-être eu si le programme spatial avait continué sur la lancée d’Apollo. J’aurais juste eu le bon âge pour participer à un tel effort, mais ça ne s’est pas produit. Maintenant si je peux faire quelque chose d’important pour que cela se fasse, tôt ou tard, cela me suffit.
Image de titre: poster de la 21ème convention internationale de la Mars Society (Pasadena, Californie, du 23 au 26 août 2018).
lien vers l’interview:
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]Commentaire (Pierre Brisson):
On peut trouver un peu à redire à cette déclaration de Robert Zubrin. Je ne suis pas certain que les Américains aient tout inventé et je pense que les Européens sont aussi pour quelque chose dans les progrès technologiques de l’ère moderne. Par ailleurs je ne suis pas partisan moi-même de la terraformation de Mars. Je pense que le projet est démesuré (temps et capital nécessaire) et je crois beaucoup plus à la création de bulles habitables viabilisées et reliées entre elles par de bonnes communications…mais ce n’est pas cela qui est important !
Ce qui est important c’est que le temps passe et que les gouvernements qui ont les moyens de les saisir, celui des Etats-Unis mais encore plus ceux de l’Europe, laissent passer les opportunités de faire des Terriens une espèce multiplanétaire. Le temps passe et cette fenêtre d’opportunités dont nous sommes contemporains ne restera peut-être pas ouverte très longtemps, non pas parce que nous ne pourrions plus aller essaimer ailleurs mais parce que nous le voudrions encore moins qu’aujourd’hui. On le voit bien avec la place énorme qu’ont prise et que prennent de plus en plus les problèmes sociaux, environnementaux, les croyances absurdes, les préjugés et les craintes de toutes sortes, dans notre contexte temporel. L’obscurantisme est derrière nous mais la menace de son retour est aussi devant nous et la frilosité généralisée est venue à son secours.
Alors je veux moi aussi être optimiste, comme Robert Zubrin, mais je me demande de plus en plus si notre envol de la Terre ne se fera pas in extremis comme (par exemple) dans le beau film Interstellar de Christopher Nolan. Quoi qu’il arrive, je félicite Robert Zubrin pour les paroles qu’il a sues trouver comme il sait toujours le faire pour exalter notre envie d’espace et je vous invite à rester aussi mobilisés qu’il l’est pour le faire progresser, malgré tout, dans l’esprit du Public.