Les dieux venus du ciel
En 1871, George Smith, qui assemblait des morceaux de tablettes provenant de la bibliothèque du roi Assurbanipal à Ninive, réalisa que ce qu’il déchiffrait était une description du Déluge. La Bible n’était pas le texte le plus ancien ; ses rédacteurs avaient recyclé des récits antérieurs de nombreux siècles. La découverte rajouta de l’huile sur le feu dans le débat entre théologiens et savants : la littéralité de la Bible était déjà contestée par les paléontologues et par les partisans de Darwin, voilà que s’y mettaient les assyriologues ! La fascination pour cette Mésopotamie oubliée, l’espoir qu’en décryptant ses mythes nous saurons le fin mot de l’histoire de l’humanité, demeure de nos jours.
On ignore si les textes retrouvés sont représentatifs de la culture mésopotamienne, mais un aspect remarquable est leur continuité : à toutes les époques, des collections de tablettes étaient conservées dans les bibliothèques royales. C’est là que furent trouvées les tablettes des « épopées » (de Gilgamesh, de la Création, de la descente d’Ishtar aux enfers) datant de 800 à 2000 avant J.-C. Aux yeux des Mésopotamiens, la véritable authenticité doit provenir de l’inspiration divine ou de temps extrêmement anciens. C’est pourquoi, durant des millénaires, les scribes assyriens ont fidèlement recopié les textes selon les mêmes méthodes, comme au Moyen Âge les moines recopiaient les livres. Mais l’argile a cet avantage sur le parchemin : il ne brûle pas. Les incendies ont même cuit les tablettes d’argile crues et les ont rendues durables .
Les AnnunakiLorsqu’il publiela 12ème planèteen 1976, l’écrivain Zecharia Sitchin prétend décrypter le contenu des tablettes en aboutissant à une interprétation originale . Ainsi une planète Nibiru (rebaptisée Marduk par les Babyloniens), évoluant sur une orbite très elliptique, reviendrait tous les 3600 ans vers l’intérieur du système solaire : elle aurait causé des catastrophes planétaires majeures, ayant notamment abouti à la formation de la Terre et de la Lune. Ce savoir, les Sumériens le tiendraient des Annunaki, habitants de Nibiru qui auraient colonisé la Terre il y a environ 400 000 ans.
Pour Sitchin, les « dieux » correspondent à des planètes ou à des personnages réels, et les légendes racontent des faits « historiques ». Enki et Enlil sont deux demi-frères, enfants d’Anu le « dirigeant de Nibiru ». Enlil administre les territoires colonisés (la Mésopotamie), Edinu (« la plaine »), devenu « Eden » dans la Bible. Enki est chargé d’exploiter des mines d’or dans l’Abzu (l’actuel Zimbabwe selon Sitchin) car les Annunaki ont besoin d’or pour régénérer l’atmosphère de Nibiru ; pour réaliser ce travail éreintant, Enki aurait fabriqué un Adamu, premier homme, par clonage, à partir d’argile (comprendre le génome d’un primate indigène) et de « sang divin » (de l’ADN Annunaki), ceci afin de créer un esclave « à son image ».
Anciens astronautesL’idée que des extraterrestres auraient visité la Terre dans un lointain passé et qu’il en resterait des traces archéologiques ou mythologiques n’est pas le fait de Sitchin. Dans les années 1930, Lovecraft désacralisait les mythes et faisait des « dieux » des extraterrestres. Cette forme d’athéisme remonte à l’Antiquité grecque : Evhémère (316-260) pensait que les mythes avaient enjolivé et déifié des personnages réels anciens. Au lendemain de la guerre, ce type d’exégèse eut le vent en poupe, et la « théorie des anciens astronautes » fut popularisée en 1960 par Bergier et Pauwels, puis en 1968 par Erich Von Daniken et Paul Misraki. Depuis ces idées se sont ancrées dans la culture populaire. Tout le monde sait qu’il existe des énigmes archéologiques, ou que le mot hébreu Elohim, traduit par « Dieu » dans la Bible, est un pluriel signifiant « descendus du ciel ».
Certaines affirmations de Sitchin pourraient-elles être justes ? Prenons l’hypothèse d’une planète revenant tous les quelques milliers d’années. Elle n’est pas absurde ; depuis peu, les astronomes traquent une planète X similaire .
En revanche, il est peu probable que la vie soit possible sur la Nibiru de Sitchin : elle passerait l’essentiel de son « année » (se comptant en millénaires) aux confins du système solaire, dans une nuit abyssale, à des températures cryogéniques.
Si Nibiru possède un océan sous une épaisse croûte de glace (comme les lunes des planètes géantes), une vie serait possible, mais elle serait aquatique. Or rien dans les récits sumériens ne mentionne cette particularité des dieux de Nibiru.
Seigneur HorusDans la cosmogonie mésopotamienne, tout ce qui se trouve ici-bas, et en l’homme, possède son équivalent céleste. La géographie et le plan des cités reflétaient les cartes du ciel, chaque ville était « jumelée » à une divinité, laquelle était associée à une planète ou à un élément, ainsi qu’à une qualité humaine. Ainsi la déesse sumérienne Inanna, devenue Ishtar en akkadien, vénérée à Ur et Assour, correspondait à la planète Vénus, à la guerre et à l’amour. Le dieu Enki (Ea) était associé à la ville d’Eridu, au monde des eaux souterraines (Abzu), à l’intelligence et au savoir ; Enki est le père de Marduk, dieu de Babylone, associé à Jupiter et à la victoire sur le chaos. Dans l’Épopée de la création qui raconte les origines du monde, Tiamat, amante d’Abzu, est défaite par Mardouk, et son corps devient la Terre et le Ciel.
Comme on le voit, Sitchin a complètement rebattu les cartes, et d’un texte à l’autre, se contredit souvent. Marduk est-il le nom babylonien de Nibiru, ou Jupiter ?
L’auteur français Anton Parks fait partie du petit club de 100 à 200 personnes capables de traduire les tablettes d’argile assyriennes. Il dit avoir reçu à 14 ans, pendant une dizaine d’années, des visions de scènes d’un autre lieu et d’une autre époque. Ces visions, relatées dans les Chroniques du Girku, lui inspirèrent des pistes de recherche pour interpréter les tablettes mésopotamiennes. Parks découvrit d’importantes corrélations entre les mythes de Mésopotamie et ceux de l’ancienne Égypte. Par exemple, Enki-Ea (maître des abysses) serait Osiris (dieu des enfers). Dans son essai Eden, il rectifie les interprétations de Sitchin . Il doute notamment de l’existence d’une tablette souvent mentionnée par Sitchin.
Certes, diverses tablettes d’argile astronomiques mentionnent un astre Nibiru . Le mot akkadien signifie « traverser » ou « croiser ». Mais tandis que Sitchin y voyait une planète au-delà de Pluton, ou que la plupart des assyriologues l’associent à Jupiter, Parks y voit… Vénus. Car Vénus, l’étoile du berger, chez les anciens Égyptiens, est associée au dieu Horus ; ce serait donc le « Neb Heru » (« seigneur Horus »), astre nomade responsable selon des textes égyptiens et assyriens de bouleversements importants au temps des premières civilisations (il y a 10 à 12 000 ans). La thèse de Parks rejoint ici celle d’Immanuel Velikovsky dans Mondes en collisions.
D’où provenait ce Nibiru/Neb Heru/Horus/Vénus ? Selon Parks, d’une planète Mul-ge (« astre noir ») disparue, associée dans la pensée babylonienne à la mort et à la destruction (comme Osiris), et parfois désignée par « la colline primordiale » : située entre Mars et Jupiter, dans « la région de la bataille céleste », Mul-ge aurait explosé ; Nibiru, son satellite, aurait erré des milliers d’années dans le système solaire avant d’adopter l’orbite vénusienne que nous connaissons.
Dangers de l’exégèseLe fait de rechercher quelle part de vérité se cache derrière le mythe semble être une tentation courante. Mais Mircea Eliade mettait en garde ceux qui passent au filtre d’un regard occidental les cultures archaïques, y voyant souvent une attitude arrogante : « Il serait absolument anti-scientifique de considérer certaines “découvertes” empiriques des Babyloniens comme une preuve de leur intelligence et de rejeter le reste de leurs conceptions de la nature dans l’amas décrié des “superstitions” ou des “absurdités magiques” » . Une telle approche du « matériau » historique manque d’objectivité, et conduit l’historien à de graves erreurs. Eliade prend le cas de la métallurgie mésopotamienne, ancêtre de l’alchimie médiévale : il n’est d’aucun intérêt d’insister sur les découvertes en chimie des Mésopotamiens puisque ce n’est pas ce qui les intéressait : l’essentiel était dans la transformation intérieure, d’ordre spirituel, que permettait ce travail de purification des métaux.
Or c’est ce que font Sitchin et d’autres, mêlant le fantastique à l’archéologie, la science à l’ésotérisme, le savoir au fantasme ; comme pour Evhémère, ces exégèses en hors-piste se font souvent dans un esprit athée et matérialiste ; au passage, la poésie, la symbolique, la dimension métaphorique et spirituelle, y sont oubliées ou saccagées. On comprend leur succès dans les années 1950-1970, en plein essor de la science, de la science-fiction, de l’engouement pour la vie extraterrestre et les ovnis. En pleine conquête de l’espace et de l’atome, la technoscience avait la folie des grandeurs : elle écrivait notre futur, et l’on voulait même qu’elle récrive notre passé. Puisqu’on rêvait de conquérir l’espace, on devait accepter que d’autres l’eussent fait ailleurs. Même des prix Nobel s’y mirent : en 1973, Francis Crick et Leslie Orgel suggérèrent que la vie avait été apportée sur Terre par une civilisation extraterrestre avancée.
Un exemple de déformations profond du sens, quand sont données des mythes des interprétations trop littérales, est le thème de l’extraterrestre « reptilien », régulièrement associé aux thèses Annunaki. Ce qualificatif évoque un être hideux, négatif, néfaste. Mais dans de nombreuses cultures, le serpent est positif et symbolise la vie. En Inde, le dieu Serpent vient juste après Bouddha. Il représente « notre énergie immortelle et notre conscience engagée dans le champ du temps, qui meurt et renait sans cesse » , écrit Campbell . C’est parce qu’il symbolise la force et la permanence de la vie, à travers les cycles de la prédation et de la mort, que le serpent terrifie autant qu’il fascine. Dans le mythe mésopotamien, le serpent est le « véritable Seigneur de l’arbre central où le temps et l’éternité se rejoignent. On a des sceaux sumériens de plus de 3500 ans avant J.-C. , précise Campbell, montrant le serpent et l’arbre et la déesse, la déesse [mère du monde temporel] offrant le fruit de la vie à un visiteur masculin. » Pourquoi le serpent s’est-il chargé de négativité dans l’Ancien Testament ? Parce que le dieu des israélites était masculin, et qu’en arrivant en Canaan, il fallait saboter la Déesse-Mère que les populations locales adoraient. Ce qui fut fait en rendant Eve et le serpent responsables de la chute originelle.
ArchétypesPourquoi des mythes de différentes traditions se ressemblent-ils tant ? Pourquoi trouve-t-on le récit du Déluge chez les Toltèques et les Mayas, dont le codex de Chimalpopok rapporte qu’ « en l’espace d’un jour tout fut noyé. Les montagnes elles-mêmes furent recouvertes par les eaux. » Selon les légendes aztèques le seul rescapé, Nata, avait été prévenu de la catastrophe imminente par le dieu Titlakahuan qui lui avait dit de construire une arche pour y installer sa famille. Que le Noé de la Bible soit un recyclage du Utanapishtim de l’épopée de Gilgamesh, est compréhensible car les descendants d’Abraham ont pu connaître les textes sumériens. Mais d’où sort le Nata des Aztèques ?
La rationalité nous obligerait à conclure que des faits réels se sont déroulés dont furent témoins de nombreux peuples. Mais même Carl Sagan, rationaliste, admettait une autre hypothèse : du brain wiring, autrement dit, un partage de notions dans l’inconscient collectif.
« Ces similitudes ne montrent pas autre chose que l’unité de la doctrine qui est contenue dans toutes les traditions, écrit René Guénon. Il n’y a rien d’étonnant à ce que nous trouvions partout l’expression des mêmes vérités, mais précisément, pour ne pas s’en étonner, il faut d’abord savoir que ce sont des vérités, et non pas des fictions plus ou moins arbitraires. »
Ces vérités ne sont pas des faits d’histoire travestis par le temps ou cryptés dans une gangue de mensonges ou de superstitions. Ce sont des vérités archétypales au-delà de ce qui est visible et au-delà du langage. Des vérités intraduisibles hors de la forme du mythe, car toute forme de langage non symbolique et poétique les trahirait. Le mythe se situe hors du temps et s’adresse à l’âme ; de là vient son universalité. Dans une perspective d’objectivité, les religions ont adopté des formes différentes, mais dans leur subjectivité, toutes les religions sont une, dit Campbell. C’est d’ailleurs ce cœur inaltérable et intraduisible qu’Eliade appelle l’« objectivité » du mythe.
Contrepoint et fugueSelon Parks, Nibiru ne serait pas la planète des Annuna – qui viendraient d’autres constellations et dimensions. Son récit possède une couleur plus « spirituelle » que celui de Sitchin : la Terre serait au cœur d’une lutte entre plusieurs races extra-humaines. Une communauté d’extraterrestres « émissaires de la Source originelle » – les « Veilleurs » ou les Elohim de la Bible – auraient créé la vie terrestre, et seraient aujourd’hui en conflit avec des espèces voulant maintenir l’être humain dans l’ignorance de sa vraie nature. L’humanité serait otage d’un bras de fer cosmique et spirituel entre Annuna et Nungal (les « anges déchus » de la Bible) . Certains témoignages liés au phénomène ovni suggèrent un scénario de ce type – thème par ailleurs très ancien qu’on retrouve dans de nombreuses cultures, et dans la science-fiction.
Dans nombre de thèses ayant brodé sur le concept Annunaki/reptiliens, nos « créateurs » manipuleraient l’humanité dans l’ombre via nos castes dirigeantes et nos élites, et toutes sortes d’artifices. Le chamane zoulou Credo Mutwa, ou l’auteur anglais David Icke dépeignent un tableau conspirationniste d’une grande noirceur : nous servons d’esclaves et de chair à canon à ces êtres, notre démocratie n’est qu’un leurre, et nos malheurs (inégalités, conflits, crise planétaire) sont de leur fait. Le propre d’une thèse conspirationniste étant qu’on ne peut pas prouver qu’elle est fausse. Elles ont essaimé, chaque version prenant telle pièce du puzzle ou modifiant telle autre selon les croyances de chacun. Pour des raisons historiques, c’est surtout aux États-Unis qu’elles ont fleuri ; la méfiance envers les élites, les services secrets, l’armée, le gouvernement fédéral, l’ONU ou le « Nouvel Ordre Mondial », a offert aux « dieux » reptiliens de Nibiru un terreau idéal – une filiation s’est tissée entre Annunaki et Illuminati.
Toutes ces thèses, à des degrés divers, nourrissent une paranoïa dangereuse, qui fleurit sur les peurs et les rancœurs nées des injustices et frustrations de notre temps. Comme en d’autres périodes de crise dans l’histoire, elles désignent un bouc-émissaire. Mais celui-ci est non-humain, polymorphe, déguisé. D’aucuns affirment que les pupilles de certains dirigeants politiques et économiques, ou autres célébrités, trahiraient leur origine reptilienne. Est-il besoin de pointer le glissement inquiétant de cette nouvelle forme de xénophobie, interprétable selon les préjugés et fantasmes de chacun ? Quoi de mieux que l’« alien » (l’Autre) pour porter la responsabilité de nos malheurs ?
Un mythe moderneÀ l’opposé de ces tendances, peut-être avons-nous besoin de savoir entendre de nouveau, dans les tablettes d’argile, les codex et les rouleaux de papyrus, leur poésie, leur symbolique, leur spiritualité. Peut-être nous faut-il accepter qu’un texte sumérien peut avoir dix traductions possibles et que la seule réellement valable, est celle qui parle à notre cœur.
De plus, ces thèses accusant un « autre » – planète invisible, êtres extraterrestres ou ultra-dimensionnels – d’être la cause de nos maux, détournent du vrai défi auquel nous devons faire face. La crise planétaire est réelle, il est urgent de faire notre examen, et de nous transformer. Mais le danger d’un ésotérisme qui parfois fait le jeu du scientisme et du matérialisme en décortiquant les mythes, peut nous éloigner de la spiritualité authentique dont nous avons besoin. La « superstition » est autant dans la croyance que les dieux antiques sont des extraterrestres, que dans la croyance en ces dieux au premier degré. Les auteurs qui répandent dans la conscience collective la notion de « fraternité reptilienne » donnent du poids à cette négativité ; ils fabriquent un égrégore. Mais à leur insu, ne traduisent-ils pas une vérité contemporaine d’ordre spirituel, dont les Annunaki/reptiliens ne seraient qu’une métaphore ? Métaphore de notre propre aliénation, de notre difficulté à projeter notre peau de serpent pour que puisse éclore un être supérieur. La Terre n’est pas un goulag aux mains d’extraterrestres, pas plus que la réalité n’est une prison à la Matrix : la seule prison est celle que nous avons créée mais sommes libres de briser. Le mythe d’Adam ne nous parle pas seulement de « chute » : il affirme notre intuition que l’animal « homme » frappe à la porte d’un destin d’essence divine.
- Zecharia Sitchin a écrit:
- Selon l’auteur Zecharia Sitchin, réinterprétant les grands mythes sumériens, les Annunaki, venus de la planète Nibiru, auraient créé la race humaine. Cette thèse et ses avatars sont devenus viraux dans certains milieux ésotériques ou conspirationnistes. Fantasmagorie ou réalité ?