Dossier : Soirée du 24 novembre 2002
Nous terminions sur un vieux rhum des Antilles, un succulent repas d’automne, au centre duquel le canard aux pommes-cannelle avait constitué la pièce maîtresse, quand un grand vacarme dans la pièce d’à côté nous fit tous sursauter.
Le Collectionneur se leva d’un bond en renversant son ballon de « Père Labat », et s’exclama : « J’espère pour eux que ces c… de chats n’ont rien démoli de précieux ».
Mais un rapide coup d’œil circulaire, m’indiqua que les greffiers roupillaient paisiblement dans le canapé, repus de viande fraîche ; et la porte de la bibliothèque était fermée à clé.
«Pardonnez-moi ! demanda-t-il à ses invités, "Car j’ai perdu la notion du temps, suite à une malheureuse expérience... Quelle date sommes-nous aujourd’hui ? »
"« Le 24 novembre, il semblerait que Halloween soit en retard cette année ! » répondit Laureline avec son éternel sens de la répartie.
« Zut, j’ai failli oublié la fête de Rose. » Il tourna la clé et ouvrit la porte de la salle voisine dans laquelle régnait un froid glacial. Au centre de la pénombre, une maison de poupée trônant sur un meuble, illuminait la pièce. Au pied d’un petit guéridon, un vase en cristal tentait une vaine imitation du Vase de Soissons. Je n’avais jamais vu un modèle de maison aussi inhabituel, peinte dans un ton bleu-vert les vitres en plastique, illuminées, donnaient une impression de « hantise » particulière.
Pas un objet particulièrement ancien, datant probablement des années ’60, mais qui me donnait l’impression d’être une sorte de Malpertuis miniature. Quelque chose d’indéfinissable mais néanmoins bien présent émanait de l’objet. Une sorte de gêne palpable, de mémoire oubliée…
« Attention à ne pas vous blesser en marchant sur les débris. Et bonne fête de Sainte Flore, ma chère Rose ! Pardonne ma distraction, je t’apporte ton jouet préféré dans un instant… »
Le Collectionneur alla chercher un vieux jeu de cubes, sorte de puzzle permettant de reconstituer six tableaux différents et que les gosses adorent, jusqu’à un certain âge du moins… La boîte était d’assez jolie facture, mais les blocs de bois, mélangés, ne présentaient aucune image précise. Le Collectionneur prit un des dés imagés, le lança en l’air en le faisant tournoyer et, après l’avoir rattrapé, le replaça avec une face aléatoire dans la boîte. « Bon amusement ! » ajouta-t-il en rabattant le couvercle. Il plaça la boîte dans la maison de poupée et ferma les portes.
Ensuite, il nous demanda de quitter la pièce pour un moment, et d’aller terminer notre pousse-café dans le salon.
« La maison de poupées est une des énigmes du Surnatéum. C’est pour cette raison qu’elle ne figure pas officiellement dans le Département des Antiquités Hantées.
La petite Rose fut une enfant modèle, quoiqu’un peu isolée des autres gamines de son âge. Eduquée dans un milieu fermé et bien-pensant, elle passait énormément de temps à jouer avec sa maison et un petit camarade de jeu invisible qui habitait la miniature. Rien de très différent des enfants ordinaires qui s’imaginent des compagnons. Mais un beau jour, la gamine laissa la place à l’ adolescente avec de nouvelles préoccupations, et abandonna maison et ami imaginaire. Et la maison plongea dans une solitude morose, se couvrant petit à petit d’une poussiéreuse couche d’oubli. Rose est maintenant adulte et mariée, mais sans enfant, qui mène une vie de femme d’affaires trépidante. Elle s’est complètement désintéressée de ses jouets d’enfance et me les a offert sans regret. Mais ce qui hante la maison n’est pas habituel. Je ne peux pas vraiment la classer parmi les Hauntics du Musée, car ce qui habite ce jouet est… l’âme d’enfant de Rose. Ce qui présente un cas unique de hantise, à ma connaissance. Et elle aime que l’on s’occupe d’elle à intervalles réguliers. »
Un petit tintement joyeux se fit entendre dans la bibliothèque.
Nous avons pris le temps d’achever nos alcools avant de retourner dans la salle. La température était redevenue normale, mais la maison était toujours illuminée. Le Collectionneur retira le jeu de cubes qu’il y avait placé, et ouvrit la boîte. Les cubes étaient réorganisés et offraient une image parfaite.
« Bonne nuit, Rose » conclua notre hôte avant que nous quittions la salle.
La maison s’éteignit d’un seul coup, replongeant la pièce dans les ténèbres.
C’est à ce moment que je remarquai que la prise n’avait jamais été branchée…